jeudi 23 avril 2015
The Fade Out - La double mort de Valeria Sommers
Hollywood, automne 1948. Après une soirée trop arrosée dont il ne garde que peu de souvenirs, Charlie Parish se réveille non loin du corps sans vie de Valeria Sommers, la starlette du film dont il est le scénariste. Paniqué, il vide les lieux, d'autant qu'à son incapacité à fournir un alibi en cas d'enquête s'ajoute un autre secret à protéger : depuis son retour de la guerre, Charlie est incapable d'écrire une ligne, et les scénarios qu'il signe sont en réalité l'œuvre de Gil Mason, un ami que ses sympathies communistes ont condamné à la "liste noire" du maccarthysme.
Avec The Fade Out, dont les quatre premiers numéros ont été récemment collectés en TPB aux États-Unis, Brubaker fait ce qu'il sait faire de mieux : du Brubaker. Pur jus. Désormais bien installé chez Image Comics, le scénariste semble avoir tourné le dos pour de bon à l'univers des super-héros, qu'il s'était fait une spécialité, au début des années 2000, de mêler aux genres qu'il affectionne, et auquel il semble désormais vouloir se consacrer pleinement : polar et espionnage. Le titre marque également rien moins que sa sixième collaboration avec le britannique Sean Phillips au dessin, présent à ses côtés depuis ses débuts avec Scene of the Crime, puis avec Sleeper, l'excellent Criminal, Incognito, et enfin Fatale, leur première série chez Image, pendant lovecraftien, et néanmoins classieux, à l'American Vampire de Scott Snyder.
On est donc en pays de connaissance avec ce nouveau titre, et ce d'autant plus que la série nous plonge dans un environnement familier aux amateurs de "noir", le Los Angeles des romans de Raymond Chandler ou de James Ellroy. Brubaker et Phillips puisent dans une imagerie connue, mais non sans l'ausculter au passage, voire la déconstruire. Ainsi, par exemple (emblématique), de "Valeria Sommers", de son vrai nom Jenny Summers, fille simple venue de Pasadena, à l'image entièrement remodelée par les studios pour en faire une "femme fatale" au port aristocratique, censée devenir "la prochaine Veronica Lake".
Du moghul à la costumière, des stars au chef de sécurité, en passant par l'incontournable réalisateur allemand immigré, le récit nous entraîne en jouant de la double fascination du lecteur pour les atours glorieux du Hollywood de l'âge d'or finissant - que la loi contre le "système des studios" s'apprête à mettre à mal -, et pour son envers moins avouable : sexe ("Les stars du cinéma sont le plus puissant des aphrodisiaques"), drogue, et, si l'époque n'est pas encore au rock'n'roll, magouilles et violences secrètes. Apparence et faux-semblant règnent en maîtres : Charlie n'est pas le véritable auteur du scénario du film, dont le héros a la face masquée par des bandages, et se trouve, de ce fait, joué par la doublure de la star masculine. Dans ses rêves, le faux auteur partage la dernière soirée de Valeria avec des hommes sans visages...
Mais la principale originalité de The Fade Out - au moins au stade de ce "premier acte" - est de se présenter comme un polar sans enquête. Rongé par le doute quant à sa propre implication, et ayant trop à perdre, quoi qu'il en soit, à ce qu'une investigation soit correctement menée, Charlie n'a rien d'un détective hard boiled : rouage de la machine, il ne peut qu'assister, velléitaire et impuissant, à la suite des évènements tandis que les responsables du studio maquillent le probable meurtre en suicide, et engagent une nouvelle actrice pour "sauver le film" et retourner les scènes précédemment jouées par Valeria, nouvelle mort symbolique où s'engloutit tout ce qui restait d'elle : une image dans un monde d'images.
Entre le requiem aux starlettes sacrifiées et l'ode en mode mineur à la mémoire de l'Hollywoodland, The Fade Out ausculte les âmes et ressuscite une époque - pour mieux en chroniquer la disparition, parallèle à celle de la victime désignée (terme cinématographique, le titre peut se traduire par "fondu au noir") -, dans une reconstitution magistrale qui doit autant aux détours du scénario de Brubaker qu'au travail graphique de haute volée de Sean Phillips, remarquablement soutenu de surcroît par la superbe mise en couleurs d'Elizabeth Breitweiser. S'engageant sur un territoire a priori bien balisé, le duo nous étonne encore et continue de se dépasser avec ce polar élégiaque et plus surprenant qu'on ne pourrait croire.
The Fade Out, Act One
Contient : The Fade Out, #1-4
Scénario : Ed Brubaker.
Dessin : Sean Phillips.
Éditeur : Image Comics.
Sortie (USA) : août 2014-janvier 2015.
jeudi 2 avril 2015
Nuits indiennes - Comédie policière polissonne
Dans ce contexte, Mahârâja, sorti en 2012 chez Drugstore, avait néanmoins su se faire remarquer. Autour de la villégiature sous haute tension (à tous points de vue) d'un dignitaire indien dans un palais italien en 1917, le titre révélait un jeune prodige du dessin, Artoupan, donnant l'impression d'organiser dans un style graphique personnel et moderne rien moins que la rencontre de l'imagerie érotique indienne classique et de l'héritage de Toulouse-Lautrec, tandis que sous le pseudonyme de Labrémure, Frédéric Brémaud - qui signe ordinairement Brrémaud ses séries tout public ou jeunesse - se payait le luxe, encore plus rare dans le genre, de construire un "vrai" scénario, avec une atmosphère et des personnages plutôt bien campés, et une intrigue mêlant espionnage international et comédie aux ébats émoustillants de rigueur.
Sortant trois ans plus tard chez Clair de Lune, Nuits indiennes s'en présente comme la vraie-fausse préquelle, dont l'action se situe en 1911 : si l'on peut imaginer que le changement d'éditeur impose l'absence de référence explicite à Mahârâja, on ne se fera pas prier pour reconnaître sous les traits d'Adélie d'Arcueil, dite la Pie Voleuse, la future Directrice de la Villa d'Este (du précédent volume), rousse incendiaire, et aussi mystérieuse que gironde, qui fit chavirer bien des cœurs de lecteurs.
Pour l'heure, la belle se fait mettre en cage par un vieux préfet de police porté sur les principes, et répondant à l'improbable nom de Mirobole-Ecclésiaste Richelieu-Dupleix, qui n'apprécie guère le double cursus patronne de maison close / cambrioleuse de notre héroïne. Coïncidence, le même sort frappe bientôt Léon Latourette, valet, par ailleurs homosexuel, du même préfet, qui a le tort de repousser les avances de l'épouse nymphomane d'icelui, et se voit conséquemment accusé de viol. À leur sortie de prison, les deux se retrouvent et mettent au point un plan commun pour anéantir le bien le plus précieux de leur ennemi : son honneur. Pour cela, ils projettent de lui dérober l'Ookoondor, fabuleux diamant qui est tout ce que les ancêtres du préfet purent sauver des mains anglaises en Inde après la débâcle de la Guerre de Sept Ans. Une orgie dont la femme infidèle sera le centre devant fournir la meilleure des diversions pour le fric-frac...
Passant du lac de Côme à Capri, le duo d'auteurs renouvelle sa formule gagnante sans y oublier - comme le titre le suggère - l'ingrédient oriental décisif, encore qu'en la matière, Kashawa Kantra, faux gourou indien venu du Brésil mais authentique escroc, qui passe une bonne partie de l'album à aligner les bordées d'injures en français et en portugais, ne soit pas tout à fait du même standing que ne l'était Raghubir Singh Bahadur, le mahârâja de l'album du même nom, qui cultivait plutôt le mystère et le mutisme ! Labrémure et Artoupan jouent avec encore plus d'entrain et de second degré moqueur des fantasmes européens sur l'univers du Kâmâ Sutra et autres secrets sexuels tantriques, dont la perspective affole une assemblée de rombières, leur faisant prendre des vessies pour des lanternes, et un arnaqueur malpropre et malpoli pour un maître de l'extase mystique.
Si l'humour était loin d'être absent du précédent opus, Nuits indiennes en prend plus résolument encore le parti, quitte d'ailleurs à accorder moins d'espace et à faire passer au second plan les "scènes de fesse" - néanmoins toujours bien présentes et "efficaces", qu'on se rassure. Par sa revisitation tout à la fois polissonne et drolatique des imaginaires du début du siècle (notamment du côté des romans-feuilletons), cette comédie érotique d'une nuit d'été n'est d'ailleurs pas sans rappeler certains aspects d'un classique du genre, la série Blanche Épiphanie de Jacques Lob et Georges Pichard - laquelle, en retour, m'a toujours donnée l'impression d'être la petite sœur "classée X" de l'Adèle Blanc-Sec de Tardi... mais je m'égare, mon parnasse...
Quoi qu'il en soit, s'il est sans doute un peu tôt pour affirmer que les œuvres du duo Artoupan-Labrémure trôneront à terme parmi les incontournables références de la BD "pour adultes" - rangées entre les sophistications orientales de Magnus et les fantaisies Belle Époque de Leone Frollo (c'est, en tout cas, tout le mal qu'on leur souhaite) -, elles constituent du moins à n'en pas douter un mets de choix pour les amateurs de coquineries de qualité, et pour les connaisseurs en beaux dessins n'ayant pas froid aux yeux. Quant au troisième volet (dans un désordre tout à la fois des sens et, du coup, de circonstance) des aventures de leur héroïne aux charmes de feu, qui devrait délaisser un temps les paysages italiens pour mettre le cap sur Marseille, gageons qu'il est d'ores et déjà attendu de pied ferme.
(J'ai bien dit de pied... Un peu d'ordre dans les rangs s'il-vous-plaît !)
Nuits indiennes
Scénario : Labrémure.
Dessin : Artoupan.
Éditeur : Clair de Lune.
Sortie : mars 2015.
Également disponible en "édition prestige",
en noir et blanc, format à l'italienne (tirage limité).
Inscription à :
Articles (Atom)