jeudi 2 avril 2015

Nuits indiennes - Comédie policière polissonne

Chaque forme d'art et chaque genre au sein de celle-ci a son lot de réussites, voire de chefs-d'œuvre, et son lot de productions de masse, disons, moins inspirées... Cet état de fait bien connu ne pose guère de problème à personne dans le cadre d'un art solidement institué (pour le dire vite, la collection Harlequin ne remet pas en question le statut de Victor Hugo) ; dans le cas contraire, en revanche, c'est la part la plus médiocre de la production qui tend à s'imposer aux yeux du grand public comme la "vérité" de cette forme d'expression. Alors, quand un medium toujours en recherche de reconnaissance - la bande dessinée - s'adonne au mauvais genre par excellence - l'érotisme voire la pornographie -, forcément, on part de loin...

Dans ce contexte, Mahârâja, sorti en 2012 chez Drugstore, avait néanmoins su se faire remarquer. Autour de la villégiature sous haute tension (à tous points de vue) d'un dignitaire indien dans un palais italien en 1917, le titre révélait un jeune prodige du dessin, Artoupan, donnant l'impression d'organiser dans un style graphique personnel et moderne rien moins que la rencontre de l'imagerie érotique indienne classique et de l'héritage de Toulouse-Lautrec, tandis que sous le pseudonyme de Labrémure, Frédéric Brémaud - qui signe ordinairement Brrémaud ses séries tout public ou jeunesse - se payait le luxe, encore plus rare dans le genre, de construire un "vrai" scénario, avec une atmosphère et des personnages plutôt bien campés, et une intrigue mêlant espionnage international et comédie aux ébats émoustillants de rigueur.

Sortant trois ans plus tard chez Clair de Lune, Nuits indiennes s'en présente comme la vraie-fausse préquelle, dont l'action se situe en 1911 : si l'on peut imaginer que le changement d'éditeur impose l'absence de référence explicite à Mahârâja, on ne se fera pas prier pour reconnaître sous les traits d'Adélie d'Arcueil, dite la Pie Voleuse, la future Directrice de la Villa d'Este (du précédent volume), rousse incendiaire, et aussi mystérieuse que gironde, qui fit chavirer bien des cœurs de lecteurs.


Pour l'heure, la belle se fait mettre en cage par un vieux préfet de police porté sur les principes, et répondant à l'improbable nom de Mirobole-Ecclésiaste Richelieu-Dupleix, qui n'apprécie guère le double cursus patronne de maison close / cambrioleuse de notre héroïne. Coïncidence, le même sort frappe bientôt Léon Latourette, valet, par ailleurs homosexuel, du même préfet, qui a le tort de repousser les avances de l'épouse nymphomane d'icelui, et se voit conséquemment accusé de viol. À leur sortie de prison, les deux se retrouvent et mettent au point un plan commun pour anéantir le bien le plus précieux de leur ennemi : son honneur. Pour cela, ils projettent de lui dérober l'Ookoondor, fabuleux diamant qui est tout ce que les ancêtres du préfet purent sauver des mains anglaises en Inde après la débâcle de la Guerre de Sept Ans. Une orgie dont la femme infidèle sera le centre devant fournir la meilleure des diversions pour le fric-frac...

Passant du lac de Côme à Capri, le duo d'auteurs renouvelle sa formule gagnante sans y oublier - comme le titre le suggère - l'ingrédient oriental décisif, encore qu'en la matière, Kashawa Kantra, faux gourou indien venu du Brésil mais authentique escroc, qui passe une bonne partie de l'album à aligner les bordées d'injures en français et en portugais, ne soit pas tout à fait du même standing que ne l'était Raghubir Singh Bahadur, le mahârâja de l'album du même nom, qui cultivait plutôt le mystère et le mutisme ! Labrémure et Artoupan jouent avec encore plus d'entrain et de second degré moqueur des fantasmes européens sur l'univers du Kâmâ Sutra et autres secrets sexuels tantriques, dont la perspective affole une assemblée de rombières, leur faisant prendre des vessies pour des lanternes, et un arnaqueur malpropre et malpoli pour un maître de l'extase mystique.

Si l'humour était loin d'être absent du précédent opus, Nuits indiennes en prend plus résolument encore le parti, quitte d'ailleurs à accorder moins d'espace et à faire passer au second plan les "scènes de fesse" - néanmoins toujours bien présentes et "efficaces", qu'on se rassure. Par sa revisitation tout à la fois polissonne et drolatique des imaginaires du début du siècle (notamment du côté des romans-feuilletons), cette comédie érotique d'une nuit d'été n'est d'ailleurs pas sans rappeler certains aspects d'un classique du genre, la série Blanche Épiphanie de Jacques Lob et Georges Pichard - laquelle, en retour, m'a toujours donnée l'impression d'être la petite sœur "classée X" de l'Adèle Blanc-Sec de Tardi... mais je m'égare, mon parnasse...

Quoi qu'il en soit, s'il est sans doute un peu tôt pour affirmer que les œuvres du duo Artoupan-Labrémure trôneront à terme parmi les incontournables références de la BD "pour adultes" - rangées entre les sophistications orientales de Magnus et les fantaisies Belle Époque de Leone Frollo (c'est, en tout cas, tout le mal qu'on leur souhaite) -, elles constituent du moins à n'en pas douter un mets de choix pour les amateurs de coquineries de qualité, et pour les connaisseurs en beaux dessins n'ayant pas froid aux yeux. Quant au troisième volet (dans un désordre tout à la fois des sens et, du coup, de circonstance) des aventures de leur héroïne aux charmes de feu, qui devrait délaisser un temps les paysages italiens pour mettre le cap sur Marseille, gageons qu'il est d'ores et déjà attendu de pied ferme.

(J'ai bien dit de pied... Un peu d'ordre dans les rangs s'il-vous-plaît !)

Nuits indiennes
Scénario : Labrémure.
Dessin : Artoupan.
Éditeur : Clair de Lune.
Sortie : mars 2015.

Également disponible en "édition prestige",
en noir et blanc, format à l'italienne (tirage limité).

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