Lorsqu'on évoque le nom d'Ed Brubaker, celui de Greg Rucka est rarement loin dans la conversation. Ça tombe bien, Glénat, à la faveur d'un changement d'équipe éditoriale, a décidé d'étoffer de façon très volontariste sa collection dédiée aux comics, en offrant notamment aux lecteurs français la traduction très attendue des quatre premiers numéros de Lazarus, série qui en est actuellement à son seizième numéro chez Image Comics, et dans laquelle Rucka et le dessinateur Michael Lark (co-créateurs avec Brubaker, est-il besoin de le rappeler ? de l'excellent Gotham Central) se lancent dans la science-fiction.
Le futur imaginé par Greg Rucka est aux mains de seize riches familles, à la tête d'entreprises multinationales qui ont progressivement succédé aux pouvoirs politiques traditionnels et se sont partagées le monde, régnant d'une main de fer sur de vastes territoires et sur les populations qui y vivent. On aura compris que la notion de "capitalisme sauvage" n'y est pas un vain mot... Une minorité de "serfs" reçoit soins, nourriture, habitat et protection en échange de son utilité tandis que la majorité de l'humanité est rejetée au rang de simples "déchets" dépourvus de droits. Pour assurer sa protection et en même temps lui servir de bras armé privilégié, chacun de ces clans dispose d'un Lazare, un être conçu artificiellement, quasi immortel - ou du moins doté d'une capacité quasi illimitée de résurrection -, et programmé pour vouer une loyauté sans faille à la famille dont il ou elle imagine être un membre à part entière. Le Lazare de la famille Carlyle est une femme et répond au prénom ô combien signifiant de Forever (parfois abrégé en Eve)... et sa loyauté va être mise à rude épreuve à l'heure où des conflits internes souterrains remontent à la surface pour déchirer la famille en mode Dallas, ton univers impitoyable - au risque d'affaiblir le clan face aux convoitises de ses rivaux, dans un monde où les O.P.A. sauvages se règlent les armes à la main.
Il est regrettable que l'édition française ait décidé de faire figurer en tête de volume, en guise de prologue, la preview que les auteurs avaient conçu spécialement pour donner aux futurs lecteurs un avant-goût du contenu de la série, quelques mois avant la sortie du premier numéro. Le TPB américain l'avait repris également, certes, mais en fin de livre, comme on met une bande-annonce (puisque c'est de l'équivalent de cela qu'il s'agit) en guise de bonus sur un DVD, et non pas en ouverture du film concerné. L'erreur n'est pas que d'ordre logique : Glénat fait ainsi débuter les lecteurs par quatre pages très explicatives, assénant un grand nombre d'informations de façon quelque peu indigeste, sacrifiant, au passage, et l'effet de l'ouverture-choc du premier chapitre, et l'art avec lequel Brubaker distille savamment au fil du récit les informations sur le monde de son héroïne et les règles de son fonctionnement.
(Cette présentation ne se limite d'ailleurs pas aux quatre premiers numéros et l'essentiel du T.2, dont la version française paraîtra dès cet été, se partage entre un aperçu de la vie des populations "normales" et une exploration du passé de Forever - avant que le troisième arc n'embraye sur les conséquences proprement dites du contenu de ce premier volume. Par ailleurs, des informations supplémentaires sur les seize familles et leur histoire sont présentes à la fin des numéros vendus à l'unité aux USA, mais les auteurs ont fait le choix de les limiter à ce moyen de diffusion : ils ne sont donc pas repris dans les TPB, ni, par conséquent, en traduction.)
Ce bémol mis à part, Lazarus s'affirme comme une série à considérer comme l'un des incontournables du moment, voire l'un des indispensables, que l'on soit fan de SF dystopique, de personnage féminin éloigné des clichés, ou tout simplement du travail des auteurs. - Encore qu'en l'occurrence, les deux derniers points aient tendance à se superposer au moins en partie, tant l'étiquette "auteur spécialisé dans la création (Carrie Stetko, Tara Chace, Rachel Cole-Alves, Kate Kane / Batwoman, Dex Parios...) ou l'exploitation (Wonder Woman, Renee Montoya, Black Widow...) de personnages féminins forts et crédibles" a tendance à être apposée sur Rucka, voire à le définir pour une partie du public (pour les anglophones, sa réponse détaillée sur le question, donnée en 2012 pour le site io9, vaut la lecture et la réflexion).
Forever est un personnage complexe, une super-guerrière aux qualités de combattante indéniables, mais qui n'est pas pour autant dépourvue de sensibilité - laquelle sensibilité la place, en retour, dans une position intenable entre l'empathie qu'elle peut ressentir et la réalité de son rôle, non seulement de rouage essentiel, mais de protectrice implacable d'un système oppressif. Confrontée plus souvent qu'à son tour à des choix éthiquement aussi douteux que douloureux - comme par exemple, au début de ce premier volume, exécuter en connaissance de cause un innocent plutôt que de faire peser le poids des représailles familiales sur toute une communauté -, la "créature", on le devine, devra accomplir un cheminement difficile pour devenir enfin un individu à part entière, et se libérer (mais jusqu'à quel point ?) des déterminismes imposés par sa programmation et son éducation. Cet itinéraire est le fil conducteur par lequel nous sommes amenés à parcourir un monde qui, comme dans tout bon titre de science-fiction dystopique qui se respecte, n'est jamais qu'une parabole, un reflet déformé de notre propre réalité (on songera évidemment au slogan "We are the 99%"...), et auquel Rucka et Lark donnent vie de remarquable et toujours passionnante façon.
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Note : pas mal d'activités, soucis et obligations "côté RL", comme on dit, ont eu notamment pour résultat une petite sieste de ce blog alors que plusieurs billets - partiellement rédigés même pour certains - étaient prévus, consacrés, notamment, aux adaptations DC en séries télé, et à tout un "cycle SF", dont ce billet-ci est finalement le seul à voir le jour malgré tout. Parce que c'est une p***** de bonne série dont j'avais vraiment très envie de parler, et que ce billet aura rempli son office s'il convainc ne serait-ce qu'une personne qui n'aurait pas encore sauté le pas de se jeter dessus depuis bientôt deux mois qu'elle est sortie en France.
Lazarus, T.1 : Pour la famille
Contient Lazarus #1-4.
Scénario : Greg Rucka.
Dessin : Michael Lark.
Éditeur original (USA) : Image Comics.
Sortie originale : juin-octobre 2013.
Éditeur (France) : Glénat.
Traduction : Alex Nikolavitch.
Sortie : avril 2015.
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