samedi 7 février 2015

Kirby, le retour du Roi

Calvin accueilli par Hobbes qui lui saute dessus au retour de l'école. - Ah... non... pardon...

Président en titre, quoique absent, de la 42e édition du Festival de bande dessinée d'Angoulême qui vient de s'achever, Bill Watterson, du fond de sa retraite d'ermite, aura gratifié les festivaliers français de l'une des plus belles affiches que l'évènement ait connu depuis longtemps, et donné l'occasion à la magnifique exposition Calvin & Hobbes de franchir l'Atlantique pour régaler nos mirettes, nos zygomatiques et nos neurones de planches originales de strips alliant humour, émotion et poésie... Plus qu'un régal, un bonheur.

Mais si Watterson était le président de cette édition, un autre auteur américain eût presque pu en être le roi - à titre posthume il est vrai. Jack "King" Kirby avait en effet lui aussi droit à une grande exposition (Jack Kirby le super-créateur, présentant de fort belles reproductions de planches à défaut d'originaux, trop fragiles), mais également à pas moins de deux conférences ("Les dieux de Kirby" par Alex Nikolavitch, et "Structures mythiques chez Jack Kirby" par Harry Morgan, malheureusement bien moins intéressante) et trois débats successivement consacrés à la vie, l'œuvre et la postérité du "Roi" des comics, réunissant au total plus d'une douzaine d'intervenants. 

Ceci correspond, en outre, à une actualité éditoriale chargée en France : après une anthologie, l'intégrale Kamandi et O.M.A.C., Urban Comics poursuit sa publication du travail de Kirby chez DC en attaquant la pièce maîtresse : Le Quatrième Monde, dont le premier volume s'accompagne également de la sortie du Jack Kirby, king of comics de son collaborateur Mark Evanier ; tandis que du côté des éditions Neofelis, Jean Depelley (par ailleurs commissaire de l'exposition) vient d'achever le second tome de sa monumentale biographie, Jack Kirby, le super-héros de la BD, accompagné par la première édition française, financée via la plateforme Ullule, d'une rareté issue de la production des années 50-60, Fighting American en tandem avec Joe Simon.

Peut-on en déduire, du moins en espérer, que les bédéphiles de l'Hexagone pourront bientôt faire plus amplement connaissance avec cette œuvre ? Car si familier qu'il puisse paraître aux amateurs de comics, que sait-on, qu'a-t-on pu lire jusqu'ici de Kirby en France ?

Le nom de Kirby est évidemment lié aux super-héros, puisqu'il créa ou participa à la création de personnages aussi emblématiques que Captain America en 1940, puis dans les années 60 chez Marvel les Quatre Fantastiques, Ant-Man, Hulk, Thor, Nick Fury, les X-Men et les Avengers, sans oublier, à titre plus officieux, Spider-Man ou Iron Man. Un public un peu plus "connaisseur" associe également son nom à de grandes mythologies cosmiques, d'abord avec Galactus et son héraut le Surfer d'Argent, l'Empire Kree et les Inhumains, puis, dans les années 70, celle de Darkseid et autres New Gods (ou Néo-Dieux) chez DC, et celle des Éternels, des Célestes et des Déviants une fois revenu dans le giron de Marvel.

Tout cela est vrai, et il ne s'agit évidemment pas d'en nier l'importance. Mais cela ne donne pourtant de Kirby qu'une image partielle et faussée ; celle d'une gigantesque success story, quand ses éditeurs successifs ne cessèrent guère de malmener la poule aux œufs d'or ; celle d'une carrière uniquement consacrée au genre super-héroïque, quand la réalité est bien plus diverse. Lever un pan sur la richesse et la complexité de cette œuvre n'aura pas été l'un des moindres mérites des manifestations d'Angoulême 2015 autour de Kirby.

Ainsi, on répète volontiers, au risque d'en faire une tarte à la crème, qu'il envoya son Captain America donner du poing dans la figure d'Hitler un an avant l'attaque de Pearl Harbor ; mais on ignore souvent que Kirby participa effectivement, sur notre sol, à la meurtrière bataille de Metz, dont il revint avec de sévères troubles post-traumatiques, et qu'il raconta plus tard son expérience dans plusieurs séries.

Qui sait, en France, qu'au lendemain de la guerre Simon et Kirby furent aussi les créateurs du genre du comic romantique (romance comics), lançant une vogue qui fit pendant un temps une telle concurrence aux super-héros qu'elle alla jusqu'à les éclipser ? (Les curieux et les amateurs lisant l'anglais pourront se reporter, pour un prix tout doux, au volume Young Romance: The Best of Simon & Kirby's Romance Comics chez Fantagraphics, bénéficiant d'un beau travail de restauration par Michel Gagné.) Et que le duo s'adonna à bien d'autres genres encore, le fantastique et l'horreur, mais aussi le western avec la série Boy's Ranch que les Américains semblent généralement considérer comme l'un des sommets de sa carrière hors super-héros ?

Qui sait que Les Quatre Fantastiques commença officiellement comme un comic de monstres, et non de super-héros, genre dont DC, qui distribuait alors les titres Marvel, entendait garder la primeur ? Ou encore, que Kirby livra une étonnante et impressionnante adaptation en bande dessinée du 2001 de Kubrick - puis en imagina librement une suite possible -, tandis que les New Gods furent l'une des principales sources de... hum, disons d'inspiration de Georges Lucas pour StarWars ?

Résultat d'un demi-siècle de carrière, dont au moins deux décennies de stakhanovisme forcené qui le virent produire une soixantaine de pages de comics chaque mois, c'est peu dire que la production du "King" ne se laisse pas facilement circonscrire.
 
Écrivant ces lignes, je ne me situe pas à l'écart du troupeau (pour ainsi dire), et ne prétends aucunement me poser en spécialiste. Au contraire, je dois bien admettre ma vaste méconnaissance de l'œuvre kirbiesque, et si l'expérience d'Angoulême aura servi à quelque chose à ce titre, ç'aura été de réévaluer encore l'ampleur de la tâche, en même temps que son intérêt.

L'exposition, organisée chronologiquement, permettait notamment de suivre l'évolution du style du dessinateur depuis ses débuts vers des compositions de plus en plus originales, avec notamment l'usage à partir des années 60 de procédés de collages proches du pop-art, puis un goût de plus en plus affirmé pour un mélange immédiatement reconnaissable de surcharge, de dynamisme et de démesure, quitte à sacrifier quelque peu la lisibilité de l'image (Grant Morrison évoque Le Quatrième Monde comme le "Guernica en quadrichromie" de Kirby). Les conférences et tables rondes furent quant à elles l'occasion d'entendre parler de choses fort diverses - et parfois fort pointues - comme, entre autres : les conditions de production chez Marvel dans les années 60 ; la manière de distinguer facilement les épisodes de Thor écrits par Kirby, de ceux où Stan Lee reprend les rênes ; son rapport à l'encrage ; sa prédilection pour les personnages de "femmes fortes" (Lady Sif, Big Barda...), ou la récurrence parmi ses personnages divins ou semi-divins de la figure du deus otiosus (la divinité que sa toute-puissance même condamne paradoxalement à l'inaction) ; sans oublier ses rapports avec son fils pacifiste, ou ses éditeurs. On s'interrogea aussi doctement (et malgré un avertissement de Jean-Pierre Dionnet envoyé par la Poste : "Kirby n'a pas d'héritiers, il est unique !") sur les successeurs du Roi, de John Byrne et Jim Starlin à Mike Mignola ou Cliff Chiang, en passant par Walt Simonson, Keith Giffen, José Ladrönn, Frank Miller, Alex Ross ou encore Grant Morrison.

Tout cela contraste fortement avec l'état limité de la reconnaissance, ou même tout simplement de la connaissance, de Kirby auprès de la majorité du public français, même chez nombre de fans de comics. Cible privilégiée des censeurs à l'époque du magazine Strange, puis victime parmi d'autres du traitement par Panini du fonds "historique" du catalogue Marvel (intégrales coûteuses, mal traduites, anarchiquement rééditées... ou pas), au reste jamais mentionné, jusqu'ici, au générique des populaires films Marvel pour des raisons de bataille juridique (qui n'a trouvé que tout récemment sa résolution), et toute la partie non-super-héroïque de sa production restant encore à découvrir par chez nous, le "King" des comics fait partie de ces classiques dont on cite souvent le nom mais qu'on ne lit pas tant que ça.

Puissent l'actualité éditoriale et la place de choix que lui a réservé le festival d'Angoulême être des signes d'un renversement de cette situation, et d'une large ouverture au public des portes de cette œuvre foisonnante.



Notes : 
- Les planches illustrant ce billet faisaient partie de l'exposition Jack Kirby, le super-créateur.
- Outre les publications mentionnées, quelques recherches dans plusieurs des blogs (anglophones) de ma liste peuvent conduire facilement à découvrir de nombreux scans de planches isolées ou d'histoires complètes. Les sites du Kirby Museum et What If Kirby sont également de véritables mines dont je ne peux que recommander l'exploration.

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