Si la magie est l'art de raconter à l'univers une histoire si convaincante qu'elle devient une réalité, cette définition appliquée au personnage de Loki, le fourbe frère adoptif de Thor (dans sa version Marvel, s'entend), est à la fois la grande chance et le grand problème du personnage. En effet, à force de jouer le mauvais rôle dans les aventures de son frangin, Loki s'est transformé progressivement de dieu de la tromperie en dieu du Mal. Une situation avec laquelle le fils de Laufey a finalement traité à sa manière : en orchestrant sa propre mort pour renaître sous des traits plus jeunes, "vierge" du poids de vieilles histoires qui en étaient venues à peser sur sa nature même. Seulement voilà, les vieilles histoires ont la vie dure... et n'entendent pas se laisser oublier aussi facilement.
Ce postulat posé, nul besoin, pour apprécier Loki, Agent of Asgard, d'avoir suivi, au fil des différentes séries où il est apparu, tout le parcours (assez complexe... et pas toujours du plus haut intérêt) du personnage depuis sa mort dans le grand cross-over Siege en 2010 et son retour sous des traits enfantins.
Il est bien connu que dans l'univers des comics de super-héros, un personnage majeur reste rarement "mort" bien longtemps - un phénomène que la tendance à la multiplication des grands events, crisis et autres cross-over géants n'a fait bien évidemment que renforcer, au risque que cette inflation ne vienne considérablement affaiblir la signification et l'impact dramatique, à quelques rares exceptions, de ces disparitions. Le chemin emprunté par Loki a du moins le mérite de ne pas se solder par un simple retour au statu quo, et d'ouvrir véritablement de nouvelles pistes narratives, au-delà du pur intérêt économique.
Bien que publiés outre-Atlantique, depuis le printemps dernier, en marge de (l'excellent) run de Jason Aaron sur Thor, God of Thunder, les cinq premiers numéros, que Panini vient de traduire, de ce Loki, Agent of Asgard entretiennent peu de rapports avec lui, et les quelques renvois qui y sont faits dessinent d'ailleurs les contours d'une chronologie quelque peu problématique à cet égard. Le cadre d'ensemble reste globalement celui posé depuis la reprise de Thor par J.M. Straczynski en 2007, bien qu'Aaron l'ait quelque peu chamboulé depuis (dans des épisodes non encore traduits par chez nous).
En l'absence d'Odin, le Père de Tout, c'est un triumvirat féminin, composé de Freyja, Gaea et Idunn, qui règne sur Asgard, reconstruite par Thor après le dernier Ragnarök sous la forme d'une cité flottant au-dessus d'un patelin de l'Oklahoma, Broxton, dieux et héros nordiques pouvant désormais frayer assez librement avec la population. Une situation que la "Mère de Tout" ne voit pas forcément d'un très bon œil, organisant le retour manu militari d'Asgardiens se la coulant un peu trop douce loin du foyer, parmi les mortels. Loki sera leur agent pour cette mission. Le bâton : s'il échoue, il risque fort d'être le prochain à retrouver les geôles d'Asgard. La carotte : pour chaque tâche accomplie, une des anciennes histoires le concernant est effacée des archives et des mémoires, diminuant d'autant (selon le principe exposé plus haut) le tropisme qui continue de menacer le "nouveau" Loki de le ramener à son état "ancien".
Frais débarqué d'Angleterre où il s'est fait notamment, en une dizaine d'années, un C.V. assez conséquent au sein de 2000 AD, pilier local en matière de SF satirique, Ewing précipite les Asgardiens (et quelques autres) dans ce qui ressemble à un Ocean's Eleven revu et corrigé façon Doctor Who, le tout relevé d'une bonne dose de d'emprunts au jeu de rôle, de références à la pop culture, de clins d'œil queer et de jeux avec le quatrième mur. Mener le lecteur sans le perdre, dans une intrigue à cent à l'heure où tout le monde cherche à doubler tout le monde, une partie de billard à trois bandes dans un univers où un effet peut aussi bien engendrer sa propre cause, n'étant pas l'une des moindres qualités de l'ouvrage.
On appréciera également la façon dont Ewing s'approprie de façon convaincante le casting Marvel, tout en y injectant du nouveau, notamment en créant le personnage de Verity Willis, "détecteur de mensonges humain" au look de suicide girl, condamnée (pour son malheur) à une lucidité sans faille, et qui va paradoxalement nouer des liens amicaux avec Loki. Mais c'est bien évidemment sur ce dernier que repose en majeure partie l'intérêt de la série. Avec cette troisième incarnation, après le vieux Loki grimaçant "classique" et le Loki enfant, sous la forme désormais d'un jeune homme séduisant et androgyne, Marvel ne fait pas mystère de chercher à attirer un nouveau public, séduit par la performance de Tom Hiddleston dans les films Thor et Avengers, et notamment un public féminin et LGBT. Si appréciable que puisse être cette ouverture dans l'absolu, ce "progressisme" aux intérêts commerciaux bien compris n'est heureusement pas une fin en soi et ne borne pas l'intérêt du titre.
Du reste, si ces cinq premiers épisodes de Loki, Agent of Asgard peuvent s'apprécier comme un pur divertissement, un fond sérieux n'est pas tout à fait absent de l'entreprise. En guise de note d'intention, Al Ewing, le scénariste, avait en effet déclaré s'être inspiré d'une très célèbre case issue du run de Walt Simonson sur Thor (dans The Mighty Thor #353, 1985) : unis face à l'ampleur de la menace représentée alors par Sultur, Odin, Thor et Loki montaient ensemble au combat aux cris de "Pour Asgard !", "Pour Midgard !" et... "Pour moi-même !". Au-delà de l'aspect humoristique du trait, mettant en avant l'égoïsme foncier du personnage, Loki, Agent of Asgard sera, notait Ewing, l'histoire de quelqu'un qui combat "pour lui-même", pour son droit à se définir - ou se redéfinir - par lui-même comme il l'entend, plutôt qu'en fonction des préjugés de son entourage, ou de "l'ordre" supposé préétabli d'un univers. À ce titre, les dernières évolutions de la série aux U.S. (#10 et 11) affichent désormais une tonalité nettement sombre.
Ce n'est pas encore le cas dans l'ouverture que vient de traduire Panini, où dominent l'humour et l'action ; mais les bases d'une confrontation inévitable entre le personnage et les tenants d'un statu quo dûment balisé sont déjà posées et sensibles. Une thématique, de fait, plutôt intéressante à explorer, et à plusieurs niveaux : si nombre de lecteurs pourront sans doute y trouver des échos personnels, il ne semble pas interdit d'y percevoir aussi une réflexion "méta" sur un médium où, pour satisfaire un public voulant tout à la fois l'excitation de la nouveauté et la stabilité rassurante du connu, l'évolution des personnages, qu'elle se fasse sur le long terme ou de façon catastrophique, et jusqu'à leur mort même, s'affronte toujours à la tendance d'un éternel retour à une base prédéfinie. Parvenir à prospecter sur ce genre de territoires tout en assurant le spectacle et un récit hautement distrayant incluant espionnage, combats à l'épée, et loutre géante, achève assurément de rendre ces nouvelles aventures de Loki hautement recommandables.
Avengers Hors Série n°7 , "Ayez confiance"
Contient Loki, Agent of Asgard #1-5.
Scénario : Al Ewing.
Dessin : Lee Garbett.
Éditeur original (USA) : Marvel.
Sortie originale : avril-août 2014.
Éditeur (France) : Panini.
Traduction : Thomas Davier.
Sortie : février 2015 (en kiosque).
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