Le 28 février 1957, un personnage mystérieux commence à parasiter discrètement (au début du moins) les pages du Journal de Spirou. Pendant un mois, le personnage va réapparaître, sans un mot d’explication, entouré d'un bizarre cadre tout en traces de pas bleues... Derrière tout ça, une idée tordue née dans la tête d'André Franquin et proposée à son rédac' chef Yvan Delporte : la création d'un non-personnage de bande dessinée (ou d'un personnage de non-bande-dessinée, comme on veut), qui, contrairement aux héros habituels du genre, « n'aurait aucune qualité » ; « il serait con, pas beau, pas fort », ce serait « un "héros sans-emploi", un héros dont on ne voudrait dans aucune bande dessinée, tellement il serait minable... ».
Difficile de dire dans quelle mesure Franquin a décidé de progressivement lever le voile sur sa créature, et dans quelle mesure c'est elle-même qui s'est en quelque sorte imposée, prenant, de fil en aiguille, de plus en plus de consistance. Après cinq semaines de mystère, le nom du personnage sera lâché au public – Gaston – ainsi qu'un (très vague) argument : il a été engagé à la rédaction, mais ne se rappelle plus ni par qui, ni pourquoi. Le Héros-sans-Emploi se révèle rapidement bon à rien : incapable d'assumer la plus petite fonction au sein du journal sans que cela ne vire au gag, Gaston passe oisivement son temps en activités de plus en plus farfelues : château de cartes, bowling dans les couloirs, création de la plus grande attache-trombone du monde... le tout au grand dam de Fantasio (qui n'hésite pas, parfois, à se venger avec un soupçon de mesquinerie).
Au fil des mois de gestation, les grands traits du Mythe en devenir se mettent en place : la maladresse de Gaston, son aversion pour le travail, son goût de l'invention bizarroïde (la Gastomobile « qui permet de se déplacer dans les bureaux tout en restant assis », premier élément d’une longue série), ses rapports conflictuels avec sa hiérarchie. Enfin, en septembre 1959, le premier album de Gaston paraît... dans un format farfelu qui le fera passer aux yeux de beaucoup pour un album promotionnel, que nombre de libraires distribueront gratuitement, et que, comme de bien entendu, les collectionneurs s'arrachent aujourd’hui pour de coquettes sommes.
M. Dupuis, l'éditeur de Franquin, a paraît-il mis un certain temps avant de comprendre l'intérêt que le dessinateur vouait à ce personnage, et cela d'autant plus qu'il lui avait confié quelques années plus tôt les rennes de la série-phare de la maison : Spirou et Fantasio. La consécration suprême, et un essai transformé par Franquin qui avait même inscrit sa patte dans la série en y introduisant de nouveaux personnages de son crû : le comte de Champignac, le Marsupilami, Seccotine ou encore Zorglub... Alors, franchement, pourquoi perdre tant de temps à s'occuper des non-aventures d’un traîne-savates – pardon, d’un traîne-espadrilles – dont l'unique but dans la vie semble être de trouver la meilleure façon de roupiller au bureau ? Mais, à la différence de Spirou, Gaston était entièrement une invention de Franquin : cela fait une différence considérable pour un auteur/dessinateur de bédé, et ce d'autant plus que ce dernier a mis dans son personnage beaucoup de sa personnalité.
On trouve dans Gaston la quintessence et sans doute l'une des plus hautes expressions du style Franquin pré-Idées noires. Les expérimentations graphiques amorcées dans Spirou et Fanstasio – sur le rendu du mouvement, de la vitesse à l'image par exemple – s'y déploient librement. Scénaristiquement, le mariage parfait du gag visuel et de la punchline imparable se double toujours, dans les deux registres, d'une profusion de détails plus discrets que l'on découvre et/ou redécouvre à chaque nouvelle lecture, faisant véritablement de Gaston, à une époque où la bande dessinée franco-belge ne s'adressait qu’aux plus jeunes, une série lisible avec délectation de 7 à 77 ans, et même, probablement, avant et au-delà.
Gaston est vraiment LA création de Franquin, qu'il portait en lui dès avant 57, comme en témoigne notamment le personnage de Félix qui vient de temps en temps mettre un joyeux bazar dans l'univers un peu fade de Modeste et Pompon. Déjà guetté par la dépression au début des années 60, l'auteur arrêtera de dessiner pendant plus d'un an… sauf les gags de Lagaffe. Plus tard, il en fera le relai de ses idées et de ses engagements, de son ras-le-bol du formalisme, de son anti-militarisme (à l’époque où le Journal de Spirou devient un peu trop "belliciste" pour lui, avec ses maquettes de bombardier, que Gaston détourne de façon pour le moins… militante), de son intérêt pour les questions écologiques, faisant même de son personnage un "porte-parole" de Greenpeace, de l'Unicef, ou encore d'Amnesty International le temps d’une planche d'une efficacité traumatisante. Gaston Lagaffe, un dangereux subversif ?
C'est qu'au fil du temps, Gaston s'est transformé ; il a pris de l'ampleur. Et, de léthargique, est devenu hyperactif... à sa façon. D'une certaine façon, on peut dire que Gaston s'est "réalisé" au bureau, il a trouvé matière à s'y épanouir. Un bel exemple qui ne sera sans doute hélas jamais repris par aucune agence de coaching en entreprise.
Dans son environnement de travail (?), Gaston a pour ainsi dire trouvé une seconde famille. Dans le rôle du père autoritaire, Fantasio, reparti vivre de plus exotiques aventures, cède la place après quelques albums à l'irascible Prunelle, bien décidé à être l'homme qui aura fait travailler Gaston. Parmi ses collègues de bureau, plus ou moins conciliants selon les moments, on peut citer parmi les figures les plus récurrentes Lebrac, le dessinateur, Bertje Van Schrijfboek, le traducteur, et surtout M'oiselle Jeanne, secrétaire qui embellit au fur et à mesure de son histoire amoureuse avec « Monsieur Gaston ». Jules-de-chez-Smith-en-face et Bertrand Labévue, amis de longue date, sont également de la fête. À cette liste il convient d'ajouter M. Boulier, comptable aussi pointilleux qu'antipathique ; M. De Mesmaeker, riche homme d'affaires à qui Fantasio puis Prunelle ne cesseront de proposer des contrats dont Gaston fera systématiquement échouer la signature de façon toujours plus spectaculaire ; le brigadier-chef Longtarrin, de service dans le quartier, à la fois tortionnaire et souffre-douleur de notre héros avec qui il se livre à une véritable "guerre des parcmètre" ; bref, tout un monde, auquel il faut ajouter encore une véritable petite ménagerie personnelle : le chat dingue, la mouette rieuse maniaco-dépressive, Cheese la souris grise et Bubulle le poisson rouge, sans oublier quelques autres animaux de passage (un hérisson, une vache, un dindon, un homard, quelques tortues marines…).
Autre fait notable, dans cette exaltante aventure humaine qu'est la vie de bureau, Gaston a appris à canaliser sa productivité. Dans les premiers albums, Lagaffe dépensait une énergie considérable dans un but, sinon tout à fait unique, du moins dominant : dormir, roupiller, faire la sieste, se reposer. Au fil des pages, gaffes et inventions, le Héros-sans-emploi s'est investi dans de plus nobles tâches : l'amélioration du quotidien du genre humain ou encore l'écologie... Évidemment, tout ça ne fait pas diminuer la pile de courrier en retard, mais la vie n’est-elle pas une question de priorités ?
Il eût fallu encore en ses lignes évoquer le mythique Gaffophone (l'instrument de musique le plus dévastateur de la planète...), la légendaire recette de la morue aux fraises, la Fiat 509, les inventions, et bien d'autres choses encore. On ne fait pas si facilement le tour d'un tel personnage et de son univers. Grand pourvoyeur d'inutilité devant l'éternel diktat productiviste du monde du travail, pacifiste militant capable de transformer n'importe quel objet en arme redoutablement dévastatrice, expérimentateur, aussi insatiable que voué à une éternelle incompréhension, des univers mécanique, chimique, sonore, culinaire et alii, poète, objecteur d'inconscience, défenseur du droit sacré à la recherche du bonheur et de ses corollaires le droit de ne pas en foutre une rame et celui de tout tenter pour éviter de glisser des pièces dans un parcmètre, Gaston Lagaffe est entré dans la légende il y a de cela un demi-siècle, par une petite porte non-gardée du Journal de Spirou ; précédé de mystérieuses traces de pas bleues qui ne pouvaient provenir de ses espadrilles et appartenaient peut-être à quelque muse folâtre, il ne savait déjà pas qui l'avait engagé là-dedans ni pour y faire quoi, mais plus personne n'a plus jamais voulu le laisser partir.
Gaston. Scénario : André Franquin. Dessin : André Franquin (assisté de Jidehem pour les décors dans certains des premiers albums). Éditeurs : Dupuis jusqu'en 1996, puis Marsu Productions.
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