mardi 31 mars 2015

À la dérive vs. Sequana - Les noyés de l'an 10


Xavier Coste est un jeune auteur partageant ses activités entre la peinture et la BD, avec désormais, à vingt-six ans, trois albums à son actif. Après s'être fait remarquer avec une biographie d'Egon Schiele, puis avoir enchaîné avec un album consacré à la vie de Rimbaud, À la dérive, sorti en janvier dernier, est son premier essai en matière d'histoire originale (ou presque) : un récit policier ancré dans le Paris de janvier 1910, lors de la grande crue de la Seine qui submergea une large partie de la capitale. Eddie, une petite frappe exilée d'Amérique, y croule sous les dettes de jeu. Sa compagne, Agatha, se prostitue, mais cela ne suffit pas. Eddie se met alors en tête de profiter de l'inondation pour organiser, en s'entourant d'une bande d' "Apaches", le braquage de la banque American Express... Sans guère de surprise, les choses vont dramatiquement mal tourner.

Paris inondé offre un sujet fascinant pour les pinceaux de Xavier Coste, qui, du moins dans ses meilleurs moments, parvient à transfigurer ce décor - notamment dans une grandiose double page, quasi surréaliste, au début de l'album, jouant d'effets de perspective exagérés. Délaissant la tablette graphique, À la dérive opte avec succès pour une peinture plus "matérielle" et plus inventive que dans les précédents albums de l'auteur, mêlant pour l'essentiel acrylique et pastel, tandis que les cadrages des cases pastichent volontiers ceux du style Art Nouveau.

Malheureusement, côté scénario, les choses s'avèrent plus problématiques. Xavier Coste, en effet, a choisi de transposer un casse qui eut lieu, en réalité, en 1903, et dont les organisateurs étaient un couple d'Irlandais, Eddie Guerin et Chicago May. Manifestement, l'histoire ici n'est qu'un prétexte à exploiter le cadre offert par l'inondation de 1910 - et non seulement elle ne parvient pas à dépasser ce statut de prétexte, mais celui-ci se révèle finalement assez mal choisi, n'offrant pas même l'exploitation attendue.

Les personnages et leurs parcours donnent parfois l'impression de n'être là que pour "meubler" le décor. Ils sont écrasés par un cadre dont l'intérêt prime sur eux, et avec lequel, paradoxalement, ils interagissent très peu - tant il est vrai que leur histoire pourrait tout aussi bien se dérouler dans un tout autre contexte (et pour cause !). On ne ressent guère d'empathie pour Eddie ou même Agatha, encore moins de fascination, et leur psychologie demeure trop peu développée pour être vraiment intéressante.

À cela s'ajoute l'incapacité de l'auteur à s'émanciper de la véritable histoire qu'il a choisi pour base. S'il a pu se sentir plus libre ici que sur ses précédentes BD biographiques, il n'en reste pas moins attaché à suivre pas à pas le parcours de ses modèles, au lieu de faire véritablement œuvre originale à partir d'une source d'inspiration. Ce qui, nouveau paradoxe, le conduit à quitter avant la moitié de l'album le cadre de Paris inondé, alors même que l'histoire n'était qu'une excuse pour l'évoquer et souffre d'être traitée comme telle. La majeure partie de l'album se déroulera donc, en réalité, en Guyanne (certes une autre occasion de plaisir des yeux grâce à un traitement pictural peut-être encore plus réussi que précédemment), consacrée à l'incarcération et à l'évasion d'Eddie.

Pour couronner le tout, l'album se clôt sur une fin particulièrement abrupte qui peut pousser le lecteur à se demander si c'est bien un one-shot qu'il a entre les mains, et non un premier tome que Casterman aurait omis de signaliser comme tel (la chose ne serait pas sans précédent). Xavier Coste ignore visiblement qu'il ne suffit pas de couper une histoire en plein milieu pour obtenir une "fin ouverte" satisfaisante - sans parler du caractère un peu vain de prétendre laisser la suite des évènements à la libre imagination du lecteur quand on a jusque-là copié l'Histoire d'aussi près (de fait, les retrouvailles entre le bagnard évadé et son ancienne amante, qui avait refait sa vie avec le butin et un nouveau compagnon, furent loin d'être heureuses).

Ce final bâclé est symptomatique de l'ensemble de l'album : si le changement de technique graphique par rapport à ses deux précédents titres montre une évolution des plus appréciables de Xavier Coste sur ce point, le jeune homme a encore du travail à faire quant à sa maîtrise de la narration, et doit apprendre à plus pauser son récit pour mieux le développer au lieu d'accumuler vignettes et saynètes dans une fuite en avant qui ne débouche... nulle part. En l'état, À la dérive donne plus l'impression d'un beau livre d'images que d'un véritable récit, et donne surtout envie d'aller relire les trois tomes de Sequana, parus il y a quelques années chez Emmanuel Proust, et qui, sur le même thème, se révélaient autrement plus convaincants.

Sequana reste à ce jour (avec le webcomic Rainbow Mist) l'une des rares excursions dans le domaine du scénario de BD de Léo Henry, principalement romancier et nouvelliste de science-fiction, et surtout le sommet - pour l'instant, espérons-le - de la carrière du trop rare Stéphane Perger. Après avoir fait ses premières armes et perfectionné son style sur le premier cycle de Sir Arthur Benton (sur scénario de Tarek, chez le même éditeur), l'aquarelliste trouvait là un terrain d'expression idéal, l'adéquation de la forme et du fond étant évidente.      

L'histoire suit les parcours croisés, sur quelques jours, de trois personnages que seule l'inondation pouvait amener à se rencontrer : Alice Treignac, fille de médecin, qui ambitionne de lui succéder dans cette voie malgré les préjugés de l'époque ; Jean Faure, brigand anarchiste recherché pour meurtre ; et monseigneur Emmanuel Chelles, archevêque de Paris, qui se met à entendre des voix... La catastrophe serait-elle signe annonciateur de l'Apocalypse, ou au contraire la vengeance de l'ancienne divinité païenne du fleuve, trop longtemps négligée ?

Scénario et dessin se conjuguent pour nous faire plonger dans l'époque, jouant aussi bien de l'attention aux petits détails de la reconstitution (le travail de Xavier Coste paraît, il faut bien le dire, assez fruste en comparaison) que de la vision d'ensemble. Le récit prend le temps de se développer - les trois tomes ne couvrent que dix jours -, de poser l'atmosphère générale et de travailler une tension grandissante au fil du récit, tout en évoluant dans une variété de lieux, des beaux quartiers au Paris populaire et interlope, nous faisant au passage croiser quelques-unes des organisations prégnantes dans la vie politique de l'époque, comme le Sillon ou les Camelots du Roy. Les dialogues convoquent l'argot du temps, suffisamment pour ancrer l'impression de réalisme, sans non plus trop en faire. On titille le fantastique avec les hallucinations de Mgr Chelles, et avec les pinceaux de Stéphane Perger, conjoignant une approche visiblement très documentée et un traitement flirtant par moments avec l'onirisme - tandis qu'Alice, qui voit ses rêves de liberté mis à l'épreuve par sa rencontre avec Jean, compose une figure centrale de femme aux aspirations modernes, auxquelles le lectorat d'aujourd'hui peut se raccrocher, sans pour autant verser dans l'anachronisme, écueil de bien des œuvres "historiques", en BD comme ailleurs, qui tendent un peu trop souvent à projeter dans les époques les plus reculées des personnages ayant déjà "tout compris" de la nécessité de la lutte des classes ou de la libéralisation des mœurs... Bref, Sequana est un quasi sans-faute, qui n'attend que l'occasion d'être relu, ou d'être découvert si vous êtes passé à côté. Immersion dans l'histoire garantie.


À la dérive
Scénario et dessin : Xavier Coste.
Éditeur : Casterman.
Sortie : janvier 2015.

Sequana (3 tomes)
Scénario : Léo Henry.
Dessin : Stéphane Perger.
Éditeur : Emmanuel Proust.
Sortie : mars 2008-janvier 2010.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire