vendredi 13 mars 2015

Daredevil : Le Diable de Californie - Changement d'air

Plusieurs des grands héros historiques de Marvel bénéficient ces dernières années de runs de très grande qualité par quelques-uns des meilleurs artistes du moment, assez libres visiblement de développer des choses dans différentes directions et différents styles plutôt que d'avoir à se couler dans un moule unique. Et Daredevil, le justicier aveugle confié depuis 2011 au scénariste Mark Waid, fait assurément partie du lot.

Pour autant, l'éditeur n'a évidemment pas renoncé à mêler à cette approche, louable mais bien sûr pas "désintéressée", des techniques aux visées nettement plus commerciales qu'artistiques, parmi lesquelles une manie à reprendre de plus en plus souvent à zéro la numérotation des séries, y compris au beau milieu de l'histoire développée par un auteur. Cette technique marketing vise à attirer un nouveau lectorat (quitte à désorienter un peu celui déjà existant) en lui faisant miroiter une entrée facilitée dans l'univers d'un personnage à l'occasion d'une histoire redémarrant plus ou moins à zéro - promesse quelque peu fallacieuse quand l'évènement survient artificiellement en cours de run.

Pour mémoire, la première série Daredevil aura connu une suite ininterrompue de 320 numéros de 1964 à 1998 ; la deuxième, 119 numéros de 1998 à 2009 ; la troisième, confiée à Mark Waid, 36 seulement, de 2011 à 2014, avant que la numérotation ne soit relancée pour une quatrième série qui continue pourtant le même travail du même auteur sur la suite d'une même histoire, et dont on sait aujourd'hui qu'il s'arrêtera d'ici peu, au numéro 15 ! Ce qui n'a pas empêché, sur nos côtes, l'éditeur Panini, chez qui on ne peut pas dire que le souci de la clarté de son offre auprès du lectorat apparaisse toujours comme une exigence première, de sauter sur l'occasion pour publier un premier recueil de cette "nouvelle" série. 

La reprise au numéro 1 de 2011 avait le mérite de remettre de l'ordre dans une architecture devenue complexe et peu cohérente après 2009 - entre mini-séries et numéros "500" sortis de nulle part -, tout en marquant l'arrivée d'un nouvel auteur apportant un réel changement de ton.

Republié en français l'an dernier par Panini (dans sa nouvelle collection "Marvel Icons", hélas sans procéder à une révision des traductions... parfois problématiques), le run de Frank Miller au début des années 80 reste - outre l'un des sommets de la carrière de son auteur - la pierre angulaire de ce que la plupart des fans attendent d'un Daredevil : du super-héroïsme, certes, mais dans une ambiance de série noire, urbaine et violente, avec un personnage central à la psychologie torturée, entre deuils tragiques, catholicisme problématique, et tiraillements idéologiques entre ses activités d'avocat, le jour, et de justicier, la nuit. Une approche sombre qui continuait à être celle explorée pendant toute la décennie 2000 sous les plumes successives de Brian Bendis, Ed Brubaker, et Andy Diggle, orchestrant une série de descentes aux enfers que le personnage, dans le premier numéro signé Waid, commentait ainsi : "It has been a miserable last few years. And every time I thought I'd finally hit bottom, God somehow found me a bigger shovel." (Ces dernières années ont été atroces, et chaque fois que je pensais que j'avais finalement touché le fond, Dieu se débrouillait pour me trouver une plus grande pelle).

Sans ignorer ce passé et ses conséquences, le parti pris de Waid fut de s'inscrire en faux de cette tendance "noir de chez noir", et de faire souffler un opportun courant d'air frais. C'était un Matt Murdock bien décidé à "positiver" et à prendre désormais la vie du bon côté qui revenait à New York - non, d'ailleurs, sans que ce changement radical soit remarqué et éveille l'étonnement (voire la suspicion) dans son entourage, Foggy Nelson en venant à douter de l'identité, ou au minimum de la santé mentale, de son associé et ami retrouvé. S'il ne s'interdit pas quelques détours occasionnels par les aspects les plus sombres de l'univers du personnage (l'un des principaux arcs ayant même tout de l'hommage direct à la période Miller), l'une des grandes forces du run de Waid est sa capacité à unir dans un ensemble homogène une grande variété d'inspiration, et à toujours éviter de patauger trop longtemps dans le grim and gritty, préférant délivrer des messages positifs.

Cette troisième série se concluait par la radiation du barreau de New York de Matt Murdock, après l'aveu de son identité "secrète" (qui, à ce point, relevait de longue date du secret de Polichinelle), et par sa décision de suivre en Californie l'ex-assistant district attorney Kirsten McDuffie, soit dit en passant un bien beau personnage féminin introduit par Waid au cours de la série et à l'origine de quelques-uns de ses meilleurs moments. Cette installation à San Francisco fournit l'argument symbolique pour repartir à zéro dans la numérotation de la série (ou pour commencer directement par la nouvelle série, dans le cas de Panini), comme le personnage lui-même doit redémarrer sa vie sur de nouvelles bases. 

Cette dernière assertion peut d'ailleurs se comprendre dans un sens presque littéral, en tout cas très matériel, s'agissant d'un super-héros aveugle dont la force repose non seulement sur ses autres sens hyper-développés en compensation, mais aussi sur sa connaissance parfaite et intime de la topologie new-yorkaise dans laquelle il avait jusque-là essentiellement évolué. C'est peu dire que l'urbanisme de San Francisco est d'un autre genre, nettement moins porté sur l'accumulation de gratte-ciels. Mais Matt doit également composer avec son nouveau statut public, avec ses bons et ses moins bons côtés. Il est traité comme une star par le public, peut ouvertement utiliser ses dons pour collaborer avec la police, mais son domicile est connu de tous - ce qui le conduit notamment à opérer un choix plutôt drastique en ce qui concerne la sécurité de Foggy. 

Ce souci de faire aller de pair une redéfinition de l'environnement du personnage - le climat doux et ensoleillé de San Francisco (après une traversée des USA enneigés) étant d'évidence au diapason du ton de la série telle que conçue par Waid - et une redéfinition du personnage lui-même constitue le grand enjeu des épisodes du recueil, en le confrontant à un double local et dégradé, le Suaire (the Shroud en v.o.).

La technique scénaristique est classique, mais fonctionne. Comme Matt, Max Coleridge est aveugle, bien que la cause en soit fort différente. L'infirmité du Suaire n'est pas à l'origine de sa vocation de super-héros, elle en est une conséquence. Et ses activités de "vigilant" sont teintés d'un désespoir auto-destructeur, d'une propension à la violence et d'une tentation à s'affranchir des règles morales, toutes choses familières aux lecteurs de longue date des aventures de l'Homme sans Peur. Borderline et psychotique, dangereux pour les autres et pour lui-même, il représente en somme ce que Daredevil aurait pu devenir (ou tout simplement rester) si la série avait continué sur la lancée des années 2000, dans la tonalité qui avait culminé de façon assez caricaturale avec le crossover Shadowland de peu glorieuse mémoire.

Néanmoins, si la comparaison proposée est intéressante, et incidemment pave la voie à d'autres développements pour la fin du run, on ne peut pas dire non plus que l'intrigue soit passionnante, et c'est là que le bât blesse. Non que ce début de quatrième série trahisse ce qui avait été fait précédemment, ou déchoie de façon catastrophique... On y retrouve bien la même alternance de moments sombres et d'autres plus lumineux (au propre et au figuré), de scènes de suspense, d'action mais aussi de comédie. La relation Matt-Kirsten fonctionne toujours bien, cette dernière étant devenue sa nouvelle associée aussi bien au travail que dans ses activités de justicier, non sans continuer à être partagée entre les sentiments qu'elle éprouve et sa crainte, assez légitime, de se voir réduite aux yeux du monde au rôle de "la petite amie de Daredevil" (l'inscription des noms des deux partenaires sur la porte de leur bureau étant d'ailleurs, à ce titre, l'objet d'un savoureux running gag, qui se poursuit au-delà des épisodes traduits). 

Mais tout cela sera-t-il ressenti de la même façon par des lecteurs n'ayant pas suivi toute la première partie du run de Waid, et l'évolution de la relation de ces deux-là ? De même pour Foggy Nelson, dont le changement de statu quo pourrait paraître artificiel à ceux qui n'ont pas suivi son combat contre le cancer, qui occupait une large part dans la "troisième série". 

Là réside la faiblesse de ce redémarrage. Comme leur personnage, Mark Waid mais aussi Chris Samnee qui s'est imposé en cours de run comme le dessinateur principal de la série, et n'a pas volé l'Eisner Award que son travail sur ce titre lui a rapporté, semblent peiner quelque peu à trouver leurs marques dans ce nouvel environnement et cela se traduit pas une "phase de transition", d'ajustement et de redéfinition où aucun des deux ne se montre véritablement au meilleur de sa forme. Cette petite baisse de régime le temps de quelques numéros serait passée inaperçue dans une lecture suivie de l'intrigue générale, mais la politique Marvel (répercutée de façon encore plus problématique chez nous par les choix éditoriaux de Panini) en a décidé autrement.

Aussi absurde que cela paraisse, ce n'est pas une transition qui nous est donnée à lire, mais un "début de série", sans que les conditions de celui-ci permettent de renouveler l'extrême brio, complètement enthousiasmant, avec lequel Waid avait pris possession du personnage dès son premier numéro de 2011. Pas du tout déshonorants dans la perspective large du run, ces épisodes manquent néanmoins d'un petit quelque chose pour être vraiment satisfaisants en tant que point de départ. Les nouveaux lecteurs, notamment francophones, que les sirènes du marketing auront poussé à prendre le train en marche sur la route de la Californie risquent d'en être pour leurs frais, et d'en ressortir un peu déçus. 

Reste la grande question  : combien de temps durera cette installation du personnage à San Francisco ? Offrir un nouveau terrain de chasse à l'Homme sans Peur est une idée au potentiel séduisant - surtout que dans la réalité, le quartier new-yorkais de Hell's Kitchen, auquel il était historiquement lié, a connu depuis un moment maintenant une gentrification marquée : rebaptisé Clinton, il affiche maintenant des loyers au-dessus de la moyenne de Manhattan, bien loin de l'image de misère extrême que pouvaient en donner certains anciens numéros de la série, ou un film comme À tombeau ouvert de Scorsese. Dans un court récit ouvrant le numéro "1.5", pour les 50 ans de Daredevil, Mark Waid imaginait l'avenir lointain du personnage, devenu père, et vivant toujours en Californie. Cela pouvait sembler indiquer une volonté d'ancrer les choses, mais on sait maintenant que Waid et Samnee quitteront la série au printemps, et rien n'assure que les repreneurs persévéreront dans la même voie. D'autant que la reprise coïncidera avec le démarrage de la série télé sur Netflix, privilégiant un retour à traitement, disons, plus traditionnel du personnage.

Ce futur restera-t-il "canonique" ? Sur le même thème, mais dans un esprit radicalement différent, Brian Bendis et David Mack, servis au dessin par Klaus Janson et Bill Sienkiewicz, avaient fortement marqué bien des lecteurs avec la mini-série End of Days, requiem sombre, violent, démonstratif et, bien sûr, new-yorkais. C'était en 2012-2013, il n'y a pas si longtemps, parallèlement au run de Waid, et ils ne cachaient pas leur intention de s'inscrire dans la continuité aussi officiellement que possible. Si la reconversion californienne de Daredevil devait s'arrêter au bout de quinze épisodes, cette renumérotation laisserait un petit goût de "tout ça pour ça"...

Le run de Mark Waid est dans son ensemble une franche réussite, et ces épisodes d'installation en particulier, bien qu'un peu en-dessous des (très hauts) standards de la série, n'ont, répétons-le, rien d'indigne dans l'absolu. Mais ils n'en constituent pas vraiment la porte d'entrée idéale que les éditeurs font miroiter, et il est regrettable que des formules marketing incitent (aux États-Unis) ou obligent (en France, pour les lecteurs non-anglophones) à commencer par là, au risque de donner une image faussée et affaiblie d'une des meilleures séries du genre et du moment.


Daredevil : Le Diable de Californie
Contient Daredevil vol.4 #0.1 et 1-5.
Scénario : Mark Waid.
Dessin : Chris Samnee (Peter Krause pour le #0.1).

Éditeur original (USA) : Marvel.
Sortie originale : mai-septembre 2014.

Éditeur (France) : Panini.
Traducteur : Khaled Thalid.
Sortie : février 2015.

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