mercredi 4 février 2015

Vertigo - The House That Karen Built


Shade the Changing Man #33. Sandman #47. Animal Man #57. Hellblazer #63.  Doom Patrol #64. Swamp Thing #129. Aucune des premières parutions du label Vertigo, chez DC, début 1993, n'était le premier numéro d'une série, et leur contenu ne changea pas fondamentalement de ce qu'il était avant qu'ils ne soient réunis sous cette bannière... Chercher à comprendre ce qui a fait l'identité de ce célèbre label, telle était, en filigrane, la problématique qui parcourait la conférence "Vertigo : comics, horreur et fantastique" tenue samedi dernier par Xavier Lancel, rédacteur en chef de Scarce, dans le cadre du 42e Festival de la bande dessinée d'Angoulême. La réponse, pour l'essentiel, tient en un nom : Karen Berger.

Aux origines 

Bien que notre conférencier ait négligé ce point, il n'est peut-être pas inutile de tracer en quelques lignes le parcours de Berger avant cette date. Entrée chez DC en tant qu'assistante de Paul Levitz en 1979, elle accède rapidement au poste d'editor, d'abord sur le run de Levitz sur Legion of Super-Heroes, puis sur la série d'anthologie horrifique House of Mysteries qui correspond plus à sa sensibilité (une décennie plus tard elle passera d'ailleurs sous le label Vertigo), enfin sur Swamp Thing, en 1984, où elle succède à Len Wein, créateur du personnage. L'arrivée de Karen Berger au poste d'editor sur la série correspond à l'arrivée sur le même titre d'un jeune scénariste prodige venu d'Angleterre qui fait là ses débuts chez DC, j'ai nommé : Alan Moore. Si le choix du scénariste semble le fait de Len Wein et non de Karen Berger elle-même, son heureuse intuition sera de lui laisser carte blanche pour redéfinir presque entièrement le personnage, comme il l'avait fait auparavant chez Marvel UK avec Captain Britain et Miracleman. On connaît le résultat, le premier chef-d'œuvre de la période DC de Moore. Lorsque celui-ci claquera finalement la porte de la maison, Karen Berger dépêchera des chasseurs de tête au Royaume Uni à la recherche d'autres auteurs similaires (pour le dire vite) : ce sera l' "invasion britannique", avec en tête de pont Neil Gaiman, Grant Morrison, Peter Milligan, Jamie Delano, et plus tard Warren Ellis, Garth Ennis, Mark Millar... 

Vertigo n'est pas la première tentative du monde des comics de produire une ligne "adulte". Marvel, dans les années 80, avait lancé le label Epic, dont le plus gros succès fut Elektra: Assassin. Peu d'autres titres surnagent pourtant à côté de celui-ci. Les prix étaient élevés, les sorties irrégulières, la cohérence éditoriale inexistante, et la différence avec les comics mainstream pas toujours évidente, d'autant qu'il s'agissait souvent des mêmes auteurs. En 91, Disney projette de se lancer dans l'aventure avec le label Touchmark, confié à Art Young. Le catalogue est annoncé, mais ne voit jamais le jour, et Young l'emporte avec lui chez DC où il devient assistant de Karen Berger. Un certain nombre des premières sorties "originales" du label Vertigo seront issues du catalogue Touchmark, comme Enigma de Milligan.


La "touche" Vertigo... 

À la différence de nombres de titres "adultes" de l'époque, les titres dirigés par Karen Berger comprenaient très peu d'ultra-violence et de nudité, mais faisaient la part belle à une subversion plus "littéraire", les scénaristes britanniques choisis assurant une sensibilité différente et une écriture plus travaillée que leurs homologues américains de l'époque. Lors d'une réunion au sommet, Paul Levitz, Jennette Khan et Dick Giordano décidèrent alors de distinguer les titres du "Berger-verse" au sein d'une collection à part : le label Vertigo était né.

Bien que quelques personnages issus de l'univers super-héroïque - mais peu "classiques" dans leur approche du genre - passent sous la nouvelle étiquette (Animal Man, la Doom Patrol, Swamp Thing, et plus tard d'autres personnages ayant du mal à maintenir une série régulière, comme Deadman, le Phantom Stranger, Kid Eternity, Human Target, le Creeper, Unknown Soldier...), le fantastique constitue le cœur de la collection. À ce titre, les séries les plus emblématiques du label (bien qu'elles soient "nées" avant sa création) sont sans doute :


- Sandman, la grande fresque onirique de Neil Gaiman, qui connaîtra également un assez grand nombre de spin-offs sous forme de mini-séries : Death (The High Cost of Living sera d'ailleurs le tout premier titre à commencer son existence dans le catalogue Vertigo), Sandman Mystery Theatre, Dead Boys Detectives, Lucifer, The Dreaming...

- et Hellblazer, les aventures occultes de John Constantine, qui garderont une remarquable cohérence en dépit de la succession de nombreux auteurs tout au long de 300 numéros, sans trahison de l'esprit, ni reboot ou résurrection...

On peut y ajouter également The Books of Magic, série qui ne connut cependant jamais le succès, notamment du fait de la concurrence de la Harry Potter-mania.

Le label se fait également une spécialité des séries en creator owned, ce qui contribue évidemment à attirer les auteurs dans le giron de Vertigo. Cette catégorie contient notamment The Invisibles de Grant Morrison, Deadenders d'Ed Brubaker, Crossing Midnight de Mike Carey ou Northlanders de Brian Wood. Au début des années 2000, deux titres en particulier connaissent un très grand succès (qui conduira paradoxalement à l'arrêt de plusieurs séries, en redéfinissant les moyennes des ventes "acceptables") : Fables de Bill Willingham et Y the Last Man de Brian K. Vaughan et Pia Guerra. Sous leur influence, les séries Vertigo évolue par la suite vers un modèle d'écriture plus fluide que dans les années 90, plus proche également de ce que l'on peut trouver dans des séries télé.

Parallèlement, les autres tentatives de labels de DC collectionnent les échecs. Paradox Press, tournant le dos au fantastique, ne connaît pas le succès. DC Focus, tentative de faire du super-héros "adulte", s'arrête au bout d'un seule année d'activité. Helix,
consacré à la science-fiction, survit deux ans avant que les titres encore en production ne soient versés au catalogue Vertigo - l'exemple-phare étant Transmetropolitan de Warren Ellis. Minx, qui vise un jeune public féminin, connaît le même traitement, et ce sera dans quelques mois le cas également de plusieurs titres issus de la récupération de WildStorm. Tout cela impose l'image de Vertigo comme collection "adulte" emblématique de DC, mais brouille aussi ses contours. On notera par exemple que si, en 96-98, un sous-label "Vertigo Vérité" avait été créé pour accueillir les quelques titres exempts de fantastique, le polar s'est taillé depuis une place, non en marge, mais bien au sein du catalogue avec les succès de 100 Bullets de Brian Azzarello et Eduardo Risso et Scalped de Jason Aaron et R.M. Guera.
 


Le crépuscule ? 

En 2010, Geoff Johns, dans le cadre du cross-over Brightest Day, rappelle Swamp Thing dans l'univers principal de DC. L'année suivante, le grand reboot New 52 confirme la tendance et fait de même avec plusieurs autres personnages : Animal Man est ainsi confié à Jeff Lemire, tandis que Swamp Thing l'est à Scott Snyder, et que John Constantine, Shade the Changing Man, Madame Xanadu et Deadman se retrouvent associés à Zatanna (personnage issu du DC-verse "classique") dans la série Justice League Dark initialement confiée à Peter Milligan.

Ces évènements coïncident avec l'annonce par Karen Berger, fin 2012, de sa démission de son rôle de directrice de collection, ne gardant, après mars 2013, qu'un rôle de consultante sur quelques projets choisis. En avril, paraît le trois-centième et dernier numéro de Hellblazer. Pour beaucoup, tout cela scelle la fin d'une époque, et marque la perte d'identité du label. Les critiques ne manqueront d'ailleurs pas de pleuvoir sur la série régulière Constantine version New 52 qui a pris le relai - présentant une version du personnage plutôt affadie par rapport à ses grandes heures de punk cynique et amoral chez Vertigo -, et plus encore sur l'adaptation en série télévisée débutée en septembre suivant.

Longtemps perçu par les auteurs comme un havre où présenter leurs projets personnels, Vertigo est aujourd'hui délaissé au profit de l'éditeur Image Comics qui enchaîne, depuis quelques années maintenant, les succès, avec un effet évident d' "appel d'air", et propose des contrats en creator owned plus intéressants que leurs équivalents chez DC. De plus, Image reprend avec encore plus d'efficacité les formules commerciales jadis mises en place par Karen Berger : créé à une époque où les comic shops prenaient le pas sur la vente en kiosque, Vertigo fut en effet un label pionnier dans le développement du regroupement des numéros à l'unité en TPB, un procédé généralisé depuis à l'ensemble de l'industrie, avec cette spécificité de vendre le premier TPB d'une série à moitié prix pour inciter les lecteurs à la découverte ; un procédé aujourd'hui repris avec un raffinement supplémentaire par Image Comics, qui met en pause pendant quelque mois la série dont sort le TPB, pour laisser le temps aux nouveaux lecteurs de rattraper leur retard et d'enchaîner avec les numéros unitaires.

Derniers best-sellers du label, Fables et The Unwritten vont s'achever dans quelques mois, alors que les nouvelles séries comme Coffin Hill ou Colider n'obtiennent que des résultats médiocres. La meilleure vente, bien que grevée par un rythme de publication lent et erratique, est encore la préquelle de Sandman, imaginée par Neil Gaiman et J.H. Williams III pour l'anniversaire de la série... 

Shelly Bond, qui a pris la suite de Karen Berger en 2013 en tant qu'executive editor de Vertigo, doit donc faire face à une situation de crise. Comme en 1993, le pari va être de trouver un nouveau terrain, de nouveaux auteurs, une nouvelle sensibilité.

1 commentaire:

  1. Belle synthèse. [-_ô]

    Si je peux me permettre Moore n'a pas redéfini Captain Britain, il hérite du travail de Dave Thorpe et des choix éditoriaux de Paul Neary : http://artemusdada.blogspot.fr/2012/12/captain-britain-par-dave-thorpe.html

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